La campagne n’est pas un refuge
Théo Casciani
Tout ce que dit Théo Casciani sur la campagne est-il vrai ? N’oublions pas que son terrain est le roman, un genre dont l’écriture suppose à la fois un travail de recherche considérable et un perpétuel ajustement vis-à-vis des enjeux de la fiction. Lorsque nous avons invité Théo Casciani à écrire pour Habitante, c’était d’ailleurs en connaissance de cause. Il s’attelait à son deuxième roman, Maquette, dont la parution est prévue en 2023 aux éditions P.O.L, un livre sur les modèles et les ordres de grandeurs, sur la transformation et le vertige, sur ce qui se produit dans les rapports d’échelles. Le paradoxe du littoral, décrit par le mathématicien Benoît Mandelbrot dans un article célèbre publié par la revue Science en 1967, nous montre que la longueur de la côte britannique dépend de l’échelle à laquelle on la mesure. Si on l’arpente avec un segment de 100 km elle mesure 2800 km. Si on utilise un segment de 50 km elle mesure 3400 km. Plus le segment est court, plus la côte est longue. Alors à la question : Ce que dit Théo Casciani sur la campagne est-il vrai ? La réponse est, elle aussi, sans mesure. Tout dépend, au moment où l’on regarde, du niveau de complexité que l’on est prêt à embrasser.
Le logement comme service
Deborah Feldman
Que reste-t-il de l’habiter si on lui retire ses fonctions non productives ? Ne plus faire ni le ménage ni ses courses ni ses repas, est-ce effectivement une libération, une évolution des modes de vie qu’il nous faudrait désormais tous embrasser ? Ou la marchandisation inéluctable de chaque parcelle de notre intimité ? Après avoir exposé dans le numéro 18 de la revue Criticat en quoi la plateforme Airbnb avait modifié en profondeur nos espaces domestiques et réactualisé notre rapport à l’intime, Deborah Feldman s’empare cette fois du coliving, autre produit phare de l’ère numérique et de la lucrative économie collaborative. Initiée dans le cadre d’un doctorat en anthropologie à l’université Paris 10, l’enquête dont est issu ce texte décortique une à une les motivations et promesses du coliving. Comme pour Airbnb, Deborah Feldman montre qu’il ne répond pas moins à un besoin qu’il répand de nouveaux désirs et surtout de nouvelles normes en matière de logements. La ville se transforme en hôtel, comme le prophétisait Rem Koolhaas dans l’ouvrage Mutations paru en 2000. Avec le coliving cependant, cet hôtel prend l’apparence d’appartements bourgeois à la domesticité idéalisée ou de lofts new-yorkais, symboles de la success story à l’américaine. Habiter en coliving revient finalement à vivre dans son propre rêve de réussite sociale ou entrepreneuriale, peu importe si l’appartement est bien trop petit pour le nombre d’occupants et bien trop cher pour leurs niveaux de vie. Les conditions de vie offertes par les métropoles jusqu’alors considérées comme précaires deviennent enviables et légitimes. Le décodage de l’opération de transformation de logements en coliving constitue l’une des qualités principales de ce texte. Walter Benjamin aimait à répéter la maxime brechtienne : « ne pas partir des bonnes vieilles choses mais des mauvaises choses nouvelles ». Deborah Feldman a la clairvoyance de s’intéresser à ces choses nouvelles, dont on ne sait pas encore si elles sont tout à fait mauvaises, mais dont les effets sur notre environnement bâti et la manière dont il est vécu sont déjà considérables.
L’Amérique divisée
Nathan Friedman
Dès son premier jour de mandat, Joe Biden signe l’arrêt de la construction du mur entre les États-Unis et le Mexique entrepris par son prédécesseur Donald Trump, sans pour autant spécifier ce que deviendront les kilomètres déjà érigés. Il n’évoque pas non plus le devenir du territoire transfrontalier au sein duquel le mur agglomère autant qu’il sépare. La vie à la frontière se poursuit, comme avant. Certaines parties du mur continuent d’être entretenues, d’autres sont dépouillées pour être vendues en pièces détachées. Les migrations humaines et animales sont invariablement entravées quand d’autres échanges sont intensifiés. Les villes frontalières se peuplent, de nouveaux projets culturels binationaux et des associations transfrontalières de protection de l’environnement sont créés, mais les Amériques restent divisées. Le texte de Nathan Friedman, publié une première fois en mai 2021 dans le magazine d’architecture Manifest #3 rend compte d’une expérience très frontale du mur vécue par l’auteur. En 2012, Nathan Friedman entreprend de longer d’est en ouest la frontière américanomexicaine, dormant côté américain la nuit, naviguant du côté mexicain le jour. Il expérimente en trois mois plus d’une centaine de passages frontaliers. Un franchissement qu’il réitérera par la suite encore de nombreuses fois pour rallier Houston, où il enseigne, depuis Mexico City, où il vit et développe Departamento Del Distrito, une agence mexicanoaméricaine d’architecture et de recherche. La saisissante - et brutale - dissection technique qu’il fait du mur, la description détaillée de sa matérialité ainsi que l’étalonnage précis de ses dimensions révèlent son épaisseur historique, matérielle et géographique, et le rendent ainsi aussi réel pour le lecteur qu’il l’est pour l’auteur et pour les milliers de personnes qui vivent à proximité. Bien que la frontière s’appuie parfois sur des limites naturelles - fleuves, déserts, montagnes - pour exister, le mur n’a lui rien de naturel. Il est façonné par le politique, il est dessiné par des designers et architectes, il est construit par des entreprises, il est validé par des habitants, subi par d’autres. Tout un processus de matérialisation qu’il faudra nécessairement réengager, que la nouvelle expression de la frontière soit plus ouverte comme en 1850 à la fin des guerres americo-mexicaines, quand elle était seulement ponctuée de bornes frontières, ou aussi inflexible que le souhaitait Trump.
Les sirènes des Shetland
Jennifer Lucy Allan
Extrait du livre Foghorn’s Lament publié par White Rabbit en 2021 et inédit à ce jour en France, ce chapitre expose l’obsession de son autrice, la journaliste musicale Jennifer Lucy Allan, pour le son des cornes de brume. Beaucoup de travaux phénoménologiques montrent que les frontières de nos sensations et de nos expressions humaines sont marquées par l’horizon du monde quotidien. Nos possibilités de désigner, d’ébaucher et d’éprouver dépendent d’un monde de la vie qui a de l’avance sur nous et dans lequel nous nous développons, en dialogue avec notre environnement. L’immense mérite de Jennifer Lucy Allan consiste à exprimer avec finesse et simplicité cette fluidité entre conceptualisation intellectuelle et expériences physiques des espaces. Sa faculté d’observation, son attention quasi fétichiste aux détails, font de ce texte un témoignage précieux d’une certaine qualité d’être au monde. Jennyfer Lucy Allan y décrit avec passion et minutie les stratégies déployées par les hommes et les femmes qui vivent auprès de la mer depuis plusieurs siècles pour rendre habitable, en l’occurrence moins dangereuse, cette zone de contact entre terre et mer. Si l’espèce humaine a conquis toutes les terres du globe et les a largement asservies à son destin, la mer a longtemps été considérée comme un terrain hostile, que les marins essayaient de domestiquer tant bien que mal. Les cornes de brume et autres phares apparaissent comme les monuments de cette abnégation.
Tout réparer
Shannon Mattern
Shannon Mattern enseigne l’anthropologie à la New School for Social Research. Elle réfléchit avec ses étudiants à l’idée d’intelligence urbaine et aux liens entre anthropologie et design. Elle a consacré sa thèse de doctorat puis plusieurs ouvrages aux espaces et aux infrastructures des médias, aux archives, aux bibliothèques. Ces recherches au long cours fournissent un point d’entrée atypique, mais aussi une amplitude analytique considérable à ses réflexions sur les villes. Pour les appréhender, Shannon Mattern fait, par exemple, plus confiance au rôle des bibliothèques dans les réseaux de la connaissance, à leurs espaces ouverts, à l’activité humaine qui les anime aussi, à leur profondeur historique, qu’aux gisements de données des data centers et aux écrans de contrôle des smart cities. C’est ce même décalage du regard qui fait la qualité de son article pour Habitante initialement paru dans la revue américaine Places, cette manière un peu à rebours, appuyée sur des recherches rigoureuses et une pensée incisive, de considérer les espaces que nous habitons en lien avec l’ensemble de ce que nous maintenons, perpétuons et réparons chaque jour. Ce qui revient à penser l’avenir progressivement à partir de ce qui est déjà là.